24
Après une ou deux heures de sommeil agité, je finis par ouvrir les yeux. La lumière du soleil se glissait par les fentes des volets fermés.
Je me dirigeai vers l’antichambre et secouai Belbo. Je lui demandai de courir à la maison aussi vite que possible pour aller prendre ma plus belle toge. Il fut de retour avant même la fin de mes ablutions.
— Je suppose que quelqu’un veillait à la porte, lui demandai-je, tandis qu’il m’aidait à m’habiller.
— Oui, maître.
— Des nouvelles d’Eco ?
— Non, maître.
— Pas la moindre ?
— Rien du tout, maître.
— Ta maîtresse était levée ?
— Oui, maître.
— Qu’a-t-elle dit ? Elle t’a donné un message pour moi ?
— Non, maître. Elle n’a pas dit un mot. Mais elle avait l’air…
— Tu dis, Belbo ?
— Elle avait l’air plus mécontente que d’habitude, maître.
— Vraiment ? Viens, Belbo, nous devons nous hâter pour ne pas rater le début du procès. Je suis sûr que nous pourrons trouver quelque chose à manger en chemin.
Alors que nous partions, Catulle sortit de la chambre, l’air hagard et le regard trouble. Il m’assura qu’il serait au Forum avant l’ouverture du procès. Mais il me sembla qu’au préalable il aurait besoin d’être réveillé d’entre les morts.
Belbo et moi arrivâmes alors que la défense commençait à exposer ses arguments. Comme je n’avais pas envoyé d’esclaves à l’avance avec une chaise, je me retrouvai à l’arrière de la foule – plus nombreuse encore que la veille. J’étais obligé de me dresser sur la pointe des pieds pour voir quelque chose, mais je n’avais aucun mal à entendre. La voix de Marcus Caelius, orateur éprouvé, s’entendait sur toute la place.
Le jeune Caelius s’avança pour prendre sa propre défense. Et comme Atratinus s’était attardé sur la personnalité de l’accusé, Caelius en fit autant. Était-il ce jeune meurtrier trop beau, moralement dépravé et amateur de sensations que l’accusation avait dépeint ? A regarder l’apparence et les manières de Caelius, on ne l’aurait jamais cru. Il avait revêtu une toge si vieille, si décolorée que même un pauvre l’aurait jetée.
Ses manières étaient aussi humbles que ses vêtements étaient élimés. Le jeune orateur fougueux – célèbre pour son élocution rapide et ses invectives mordantes – parla ce jour-là d’une façon calme, mesurée, réfléchie, débordant de respect à l’endroit des juges. Il se déclara non coupable. Ces accusations horribles et mensongères avaient été portées contre lui par des gens qui avaient été jadis ses amis, avant de devenir ses ennemis. Et leur unique but était désormais de le détruire pour leur satisfaction personnelle. Pouvait-on vraiment reprocher à un homme la traîtrise de faux amis ? Quoi qu’il en soit, Caelius regrettait de s’être mépris sur de telles personnes et de s’être associé avec elles, car il voyait bien la douleur et la peine qu’il infligeait à ses parents. Ils étaient là, à ses côtés aujourd’hui, en habit de deuil, réprimant avec peine leurs larmes. Il regrettait aussi le fardeau qu’il imposait à ses amis fidèles, ses mentors et avocats chéris, Marcus Crassus et Marcus Cicéron, deux grands Romains. Certes il n’avait pas toujours suivi leur exemple et s’était détourné d’eux, mais il promettait de changer de cap et de s’inspirer de leur conduite après cette épreuve… à condition que les juges dans leur sagesse lui donnent cette chance.
Caelius se montrait déférent mais pas servile. Modeste mais pas craintif. Sûr de son innocence, mais pas suffisant. Triste à cause de la vilenie de ses ennemis, mais pas vindicatif. Il était le type du citoyen honnête accusé à tort et confiant en la loi et en la justice.
Je sentis une tape sur mon épaule et me tournai vers Catulle.
— Je suppose qu’il n’y a pas eu beaucoup de sang versé jusqu’ici, dit-il.
— Non, pour l’instant les paroles ont la douceur du lait et du miel, plaisanta un homme à côté de nous. Ce Caelius ne ferait pas de mal à une mouche.
Des rires fusèrent, immédiatement suivis par des « chut ! ». Certains ne voulaient pas perdre un seul mot du plaidoyer.
— Le lait peut aigrir, murmura Catulle à mon oreille. Et parfois tu trouveras une abeille noyée dans le miel, avec son dard intact.
— Que veux-tu dire ?
— Caelius combat mieux avec un glaive qu’avec un bouclier. Attends et écoute.
Assurément, le ton de Caelius changeait, comme si, après s’être humilié en public, il devait passer à l’offensive. Le changement de ton était progressif, les insinuations si subtiles qu’il était impossible de dire quand le plaidoyer était une protestation d’innocence et quand il virait à l’invective mordante contre ses accusateurs. Caelius s’en prit aux plaidoiries prononcées la veille contre lui : ce n’étaient que rumeurs et coïncidences. Il n’y avait aucune logique. Les accusateurs ne s’étaient pas seulement montrés vindicatifs, mais aussi pitoyables, minables, ridicules même. Caelius affichait la plus grande dignité alors qu’il insultait leur logique et leurs motifs et faisait des jeux de mots à leurs dépens.
Catulle tourna les yeux vers le banc où Clodia était assise, et le rictus sardonique sur ses lèvres s’évanouit pour se transformer en sourire.
Maintenant, Caelius lançait une attaque voilée contre Clodia. Il ne la nommait pas. Derrière l’accusation et ses allégations mensongères, expliquait-il, il y avait une personne désireuse de lui nuire. Les juges savaient de qui il parlait : « Clytemnestre-pour-un-quadrans. » Cette raillerie grossière suggérait à la fois que Clodia avait empoisonné son mari et qu’elle était une putain de bas étage. Un grand rire envahit la place.
— Je ne prétends pas ne pas connaître la dame, continua Caelius. Oui, je la connais. Ou je la connaissais, et même assez bien. Ce qui me consterne. J’en ai tiré un certain profit. Parfois Cos dans la salle à manger se transformait en Nola dans la chambre.
Cette déclaration provoqua de nouveaux rires et même quelques applaudissements. Elle était pleine de sous-entendus aigres. Cos évoquait l’île d’où venaient les stolas transparentes de Clodia. Une vulgaire invitation au sexe En revanche, Nola était une forteresse réputée inexpugnable ; elle n’avait pas seulement résisté à Hannibal, mais aussi au propre père de Clodia.
En d’autres termes, ce que la dame promettait lascivement au dîner, elle le refusait froidement au lit. Avec une simple phrase et sans rien dire explicitement, Caelius venait de faire comprendre que Clodia n’était pas seulement une tentatrice, mais aussi une vile allumeuse ; il pouvait même laisser entendre à certains qu’il n’avait jamais dormi avec elle… Après une pause, de nouveaux applaudissements retentirent. Des spectateurs comprenaient avec retard les allusions de Caelius.
Catulle ne riait pas ; il n’applaudissait pas. Apparemment, il n’écoutait pas. Ses yeux ne quittaient pas Clodia, qui, elle, semblait fort mal à l’aise. Le poète souriait tristement.
Caelius poursuivit la comparaison. De même qu’un homme pouvait se trouver à proximité de Nola et être incapable d’en abattre les murs, on pouvait parfaitement se trouver au voisinage de Neapolis ou de Pouzzoles sans être coupable d’attaques contre des visiteurs étrangers. On pouvait aussi se promener innocemment la nuit sur le Palatin sans être un assassin d’ambassadeur.
— Voilà ce qui arrive ! s’exclama Caelius. Je ne suis pas coupable par association, mais par proximité géographique. C’est trop facile. Même le plus inepte des avocats pourra difficilement espérer convaincre les juges avec cette sorte de « preuves ». Des affirmations doivent se fonder sur ce que l’on voit, ou ce que l’on ne voit pas, mais pas simplement sur ce que l’on suppose.
Il tira un petit objet des plis de sa toge. Quelques spectateurs des premiers rangs se mirent à rire quand ils reconnurent la chose.
— Par exemple, continua-t-il, en levant l’objet qui brilla au soleil, quand quelqu’un voit une simple petite pyxide comme celle-ci, quel peut être son contenu ? Un onguent médicinal ? Une poudre cosmétique ? Un parfum que l’on jette dans son bain ? Voilà ce qu’une personne raisonnable peut penser. Mais un individu à l’esprit tordu imaginera tout de suite autre chose : du poison ! Surtout si cette personne en utilise elle-même.
De l’endroit où je me trouvais, j’étais incapable de dire à quoi ressemblait la petite boîte. Je la voyais en bronze, avec de petites incrustations d’ivoire. Mais ce n’était peut-être qu’un effet de mon imagination – une pyxide semblable à celle qui avait été curieusement déposée sur le seuil de Clodia, remplie d’une substance innommable.
D’autres rires parcoururent l’assemblée. Je regardai Clodia. Ses yeux flamboyaient et ses mâchoires étaient contractées.
— Une imagination plus impudique pourrait même penser à un contenu encore plus scandaleux : la manifestation tangible d’un désir, peut-être déposée par un amant frustré, las d’avoir vainement tenté de faire vaciller les murs de Nola.
Cette fois, les rires furent francs et nets. Les auditeurs avaient manifestement compris l’allusion sibylline. D’une manière ou d’une autre, l’histoire de la pyxide et de son contenu avait déjà fait le tour de la ville. Mais qui avait pu répéter une histoire aussi scandaleuse ? Un esclave de la maison de Clodia ? Ou l’expéditeur de la boîte ? L’expression sur le visage de Clodia révélait clairement que l’allusion impudente de Caelius à l’indécent présent l’avait stupéfiée. Et l’hilarité de l’assemblée ne faisait que l’inquiéter davantage. Sans jamais jeter un coup d’œil vers son ex-maîtresse, Caelius glissa la pyxide sous sa toge.
— Maître !
Belbo tirait sur ma toge.
— J’essaie d’écouter.
— Mais, maître, il est là.
Je me tournai, prêt à le gifler, lorsque je fus saisi d’une joie intense. Non loin, en dehors de la foule, Eco se dressait sur ses orteils pour tenter de voir par-dessus l’océan de têtes.
— Belbo, tu as toujours le regard aussi perçant ! Viens, il ne va jamais nous retrouver dans cette foule. Allons le voir.
— Tu ne pars pas ? s’enquit Catulle.
— Je vais revenir.
— Mais tu vas manquer ce qu’il y a de mieux.
— Mémorise les plaisanteries pour moi.
Nous rejoignîmes Eco au moment où il commençait à jouer des coudes pour se frayer un chemin dans la marée humaine. Sa tunique était sale et ses sourcils couverts de sueur. Visiblement, il venait de terminer sa longue chevauchée. Malgré son air hagard, quand il nous vit, l’ébauche d’un sourire vint éclairer son visage.
— Papa ! Non, ne me serre pas dans tes bras, s’il te plaît. Je suis sale. Et j’ai mal partout. J’ai chevauché toute la nuit, sachant que le procès devait déjà avoir commencé. Il n’est pas terminé, n’est-ce pas ?
— Pas encore. Encore une journée complète pour les plaidoiries…
— Bien. Alors il est peut-être encore temps.
— Temps de quoi faire ?
— De sauver Marcus Caelius.
— S’il en a besoin, répondis-je en pensant à sa remarquable défense.
— Je sais simplement qu’il ne mérite pas d’être châtié pour le meurtre de Dion.
— Que dis-tu ?
— Caelius n’a pas tué Dion.
— Tu en es certain ?
— Oui. J’ai trouvé la petite esclave, Zotica, celle qui était avec Dion, la nuit de sa mort…
— Mais si ce n’étaient pas Caelius et Asicius, qui alors ?
— J’ai ramené la petite esclave…
Eco me sembla soudain très fatigué.
— C’est la fille qui a tué Dion ? demandai-je en fronçant les sourcils.
Mais nous avions déjà envisagé et rejeté cette hypothèse.
— Non.
— Mais elle connaît l’assassin ?
— Pas exactement. Tout ce que je peux te dire, c’est que ton intuition était bonne, papa. La fille est la clé de l’énigme.
— Eh bien, parle ! Qu’as-tu découvert ?
— Je crois qu’il vaut mieux que tu lui parles toi-même.
La foule derrière nous se mit à rire. Je regardai par dessus mon épaule.
— Caelius arrive au point le plus important de son intervention. Puis Crassus parlera, et enfin Cicéron.
— Alors je pense que tu dois venir vite, papa. Vite avant que le procès ne soit trop avancé.
— Peux-tu simplement me dire ce qu’elle t’a révélé ?
Son visage s’assombrit.
— Ce ne serait ni sage, papa, ni juste.
— Pour qui ? Pour la jeune esclave ?
— S’il te plaît, papa. Viens avec moi !
L’expression de son visage me convainquit. Quel terrible secret déconcertait tant mon fils, qui pourtant savait que la duplicité et la corruption règnent à Rome ?
Il avait laissé la fille chez lui, dans Subure. Nous marchâmes aussi vite que possible, en nous frayant un chemin au milieu des rues encombrées de vendeurs, d’acrobates et de fêtards en tout genre.
— Où l’as-tu trouvée ?
— Dans une petite ville, sur le flanc du Vésuve. A des milles de Pouzzoles. Il m’a fallu un certain temps pour repérer les lieux. D’abord j’ai trouvé le gardien du lupanar qui avait acheté tout le lot d’esclaves, y compris Zotica. Tu n’as pas idée du nombre d’établissements de cette sorte autour de la baie de Neapolis. L’un après l’autre, ils m’ont dit n’avoir jamais vu Zotica. Chaque fois, ils m’ont réclamé de l’argent en échange de cette information. Ils donnaient tous l’impression de mentir pour se moquer de moi. Finalement, je suis tombé sur l’homme. L’esclave ne pouvait pas lui être utile, me dit-il. « Pire qu’inutile : personne ne veut d’une fille couverte de cicatrices, pas même les moins riches. » En outre, m’expliqua-t-il, elle était devenue sauvage.
— Sauvage ?
— Il l’a qualifiée ainsi. Elle n’a plus tout à fait son esprit. Mais peut-être était-elle déjà un peu perturbée avant. Je ne sais pas. Elle devait être bien traitée chez Coponius au départ, même si les autres esclaves la taquinaient. Puis Dion est arrivé. La fille était innocente, naïve, peut-être même vierge. Elle ne pouvait imaginer ce que Dion avait en tête. Elle ne pouvait comprendre pourquoi il voulait la punir quand elle n’avait rien fait de mal. Au début, elle s’était tenue tranquille. Elle avait trop peur de Dion et trop honte d’elle pour se confier à quiconque. Quand elle finit par se plaindre à d’autres esclaves, celles-ci tentèrent d’intercéder en sa faveur. Mais Coponius ne voulait pas d’histoires. Puis, après la mort de Dion, Coponius a voulu s’en débarrasser au plus vite. Elle est passée de main en main. On a abusé d’elle, on l’a maltraitée. Partout elle était indésirable. Cela devait ressembler à un cauchemar dont elle ne pouvait se réveiller. Cela lui a certainement dérangé l’esprit. Parfois, elle peut être parfaitement lucide, mais alors… enfin tu verras. Quand j’ai fini par la retrouver, elle vivait dans les champs près d’une ferme. Le propriétaire l’avait achetée pour servir à la cuisine mais il la trouva inapte. « La fille griffe et mord, m’expliqua l’homme. Sans raison. Comme un chat siamois. Même la battre ne sert à rien. » Personne aux alentours ne l’aurait achetée. Alors le maître l’a laissée se débrouiller seule pour survivre et l’a rejetée, comme certains font avec les esclaves vieux ou handicapés. Je n’ai même pas eu besoin de payer pour l’obtenir. J’ai juste eu à la trouver et à la convaincre de me suivre. Je pense avoir gagné sa confiance, mais malgré cela, elle a essayé de s’enfuir deux fois. D’abord à Pouzzoles, puis une seconde fois ce matin, en approchant de Rome. Tu comprends pourquoi j’ai mis tant de temps à rentrer. Et dire que je pensais que tu m’avais chargé d’une mission facile à accomplir !
— Si la fille t’a dit ce que nous avions besoin de savoir, tu aurais peut-être pu la laisser partir.
Un voile assombrit de nouveau le visage de mon fils.
— Non, papa : je ne pouvais te répéter son histoire. Je devais la ramener à Rome, pour que tu l’entendes de sa bouche.
Menenia nous attendait à la porte, les bras croisés et la mine renfrognée. Je pensais que ce regard visait Eco, qui s’était précipité pour me retrouver dès qu’il eut déposé la fille. Les jeunes épouses attendent un peu plus d’attention d’un mari de retour d’un voyage. Mais je me rendis compte que ce regard m’était destiné. Qu’avais-je fait, à part me quereller avec Bethesda et n’être pas rentré de la nuit ? Menenia ne pouvait pas être au courant ! À moins que… Parfois, j’ai l’impression que le sol de Rome est parcouru de galeries où circulent en permanence des messagers, qui transmettent des secrets d’une femme à l’autre.
Eco avait enfermé la fille dans une petite pièce qui servait de débarras près de la cuisine. Lorsqu’elle nous vit, elle se leva du coffre en bois où elle était assise et se tapit tout contre le mur.
— C’est Belbo qui doit lui faire peur, suggéra Eco.
Je hochai la tête et lui demandai de quitter la pièce. La fille se détendit un tout petit peu.
— Tu n’as pas à avoir peur. Je te l’ai déjà expliqué, non ? dit Eco d’une voix plus exaspérée que réconfortante.
En de meilleures circonstances, Zotica avait dû être assez mignonne. Elle était trop jeune pour mon goût, aussi plate et osseuse qu’un garçon. Mais on pouvait deviner la femme à la forme délicate de ses pommettes et de ses sourcils noirs encore à peine ébauchés. Maintenant, avec ses cheveux sales, emmêlés, ses cernes sombres autour des yeux, il était difficile de l’imaginer en objet de désir. Elle n’avait certainement pas sa place dans un lupanar. Elle ressemblait davantage à l’un de ces enfants abandonnés qui hantent les rues de la ville, furetant partout en quête de la moindre miette, et se déplaçant en meute comme des bêtes sauvages.
Eco soupira.
— As-tu mangé quelque chose, Zotica ? J’ai dit à ma femme que tu avais faim.
La fille secoua la tête.
— Je suis trop fatiguée pour manger. Je voudrais dormir.
— Tu vas bientôt pouvoir le faire. Mais maintenant je voudrais que tu parles à quelqu’un.
Elle me regarda avec circonspection.
— C’est mon père, poursuivit Eco. Je voudrais que tu lui répètes tout ce que tu m’as dit. Tout sur cet homme qui a logé chez ton maître, ici à Rome.
La seule mention de Dion la fit trembler de la tête aux pieds.
— Sur les circonstances de sa mort, tu veux dire ?
— Pas seulement ça. Tout.
La fille fixa le vide.
— Je suis si fatiguée. J’ai mal au ventre.
— Zotica, je t’ai amenée ici pour que tu parles à mon père de Dion.
— Je ne l’ai jamais appelé comme ça. J’ignorais même son nom avant que tu me le dises.
— Il est arrivé chez ton maître et il y a logé un certain temps.
— Jusqu’à sa mort, répondit-elle tristement.
— Il a abusé de toi.
— Pourquoi le maître l’a-t-il laissé faire ? Je croyais qu’il n’était pas au courant, mais il savait. Ça ne lui a rien fait. J’étais souillée et il m’a abandonnée. Maintenant, je ne sers plus à rien.
— Regarde ses poignets, papa. La corde les a tellement entaillés que les cicatrices sont toujours visibles.
— C’est parce que je tirais dessus, murmura la fille, en frottant ses poignets meurtris. Il serrait très fort les liens et il me pendait à un crochet.
— Un crochet ?
— Il y avait plusieurs crochets de métal dans sa chambre. Il m’entravait les mains, me levait les bras et me fixait au crochet. Le bout de mes orteils pouvait à peine toucher le sol. Mes poignets saignaient. Et quand il me retournait, la corde raccourcissait encore. Il abusait de moi d’abord par-devant, puis par-derrière. Il me battait, me pinçait, me piquait. Pour que je reste silencieuse, il me mettait du tissu dans la bouche.
— Tu devrais voir les marques, papa. Mais j’aurais honte de lui demander de se déshabiller pour te montrer. Te rends-tu compte que c’est de Dion qu’elle est en train de te parler ?
Eco avait un regard accusateur, comme si j’étais responsable des vices secrets d’un homme que j’avais admiré pendant tant d’années. Je sentis le feu monter à mes joues.
— Un crochet, murmurai-je.
— Quoi ?
— Un crochet.
— Oui, papa. Tu t’imagines.
— Non, Eco. Je suis en train de penser à autre chose…
— Oui. Ce n’est pas fini. Vas-y, continue, Zotica. Parle-lui de cette dernière nuit.
— Non.
— Il le faut. Après nous te laisserons tranquille, je te le promets. Tu pourras dormir aussi longtemps que tu le désireras.
La fille trembla.
— Il est arrivé habillé…
Elle prit une expression misérable et haussa les épaules.
— Comme une femme, je suppose. Il avait l’air terrifiant. Il m’a demandé de venir dans sa chambre. Là, il m’a fait enlever ma stola. « Sers-t’en comme d’un chiffon, me demanda-t-il, et enlève ce maquillage stupide. » Il s’assit sur une chaise pendant que je lui nettoyai le visage. Il ne cessait de m’interrompre, de me caresser, de glisser sa main entre mes jambes… Il me demandait de me pencher en avant… Il faisait exactement comme d’habitude.
La fille secoua la tête et referma ses bras sur elle-même.
— Mais alors, il m’a repoussée. Son visage s’est décomposé et soudain il s’est pris le ventre dans ses mains. Il s’est précipité vers son lit et m’a demandé de m’allonger à côté de lui. Parce qu’il avait froid, me dit-il. Mais il m’a semblé brûlant. Il s’est serré contre mon corps nu. J’avais la sensation d’être brûlée, partout où il me touchait. Puis il a commencé à frissonner. Bientôt il s’est mis à claquer des dents. Il m’a réclamé d’autres couvertures. Il m’a demandé de baisser la lampe parce que la lumière le gênait. Il a essayé de se lever, mais des vertiges l’en ont empêché. Je lui ai demandé s’il fallait aller chercher de l’aide. Il m’a répondu que non. Il avait peur. Je n’ai jamais vu un homme aussi effrayé, pas même un esclave sur le point d’être fouetté. Si terrorisé même, que j’ai presque cessé de le haïr. Il s’est enfoncé sous les couvertures et a commencé à se rouler sur le lit, s’agrippant, se mordant les mains. J’allai me réfugier dans l’autre coin de la pièce en me pelotonnant parce que j’étais nue et qu’il faisait froid. Alors il s’est retourné et a vomi sur le sol. C’était horrible. Il a fermé les yeux, respiré bruyamment, puis il a suffoqué. Soudain il s’est immobilisé. Au bout d’un moment, je suis venue le secouer. Il ne s’est plus réveillé. Je me suis assise sur le lit en le regardant. Je ne savais que faire. J’avais peur de bouger. Puis ce fut la fin.
— Que veux-tu dire par « la fin » ?
Elle me regarda dans les yeux pour la première fois.
— Il était mort. Je l’ai vu mourir.
— Comment pouvais-tu en être certaine ?
— Tout son corps a soudain été pris d’une violente convulsion. Il a ouvert les yeux et la bouche, comme s’il allait crier, mais rien n’est sorti en dehors d’un horrible gargouillis. J’ai sauté du lit et suis allée m’appuyer contre le mur. Il semblait avoir été changé en pierre, la bouche et les yeux grands ouverts. J’ai fini par revenir vers lui et coller mon oreille sur sa poitrine. Plus de battement de cœur. Si tu avais vu ses yeux… Tout le monde aurait compris que c’étaient les yeux d’un mort.
— Mais les coups de couteau ? m’étonnai-je. La fenêtre fracturée, la chambre retournée…
— Laisse-la finir, papa.
Eco fit un signe de tête à la fille.
— Je ne savais que faire. La seule chose à laquelle je pensais, c’était que le maître allait me punir. Il allait croire que j’avais tué le vieil homme. Alors j’ai nettoyé le vomi. J’ai utilisé ma stola pour ça – celle avec laquelle je lui avais nettoyé le visage. Et je suis sortie de la pièce.
— C’est là que Philon le portier t’a vue passer dans le couloir, dis-je. Nue et pleurant en serrant ta stola. Il pensait que Dion en avait fini tôt avec toi. L’Égyptien était déjà mort. L’as-tu dit à ton maître ?
Elle trembla et secoua la tête.
— Mais pourquoi pas ? insistai-je.
— Toute la nuit, je suis restée éveillée dans le quartier des esclaves, pensant à ce qui venait d’arriver. Le maître serait convaincu que j’avais empoisonné le vieil homme. Que me ferait-il ? J’ai pleuré, pleuré, pleuré. Les autres esclaves m’ordonnaient de me calmer et de dormir. Mais comment pouvais-je dormir ? Soudain, il y eut un bruit terrible provenant de la chambre du vieil homme. Toute la maison fut réveillée. On s’était introduit dans sa pièce et on l’avait découvert. Maintenant, ils allaient venir me chercher. Ils vont me tuer : mon cœur battait si fort que je crus mourir. Mais quelque chose d’incroyable était arrivé. Je n’ai pas été blâmée. Tout le monde a cru que le vieil homme avait été poignardé. Des tueurs avaient brisé ses volets et s’étaient introduits dans la pièce après mon départ, d’après ce que l’on m’a expliqué. Je ne savais que penser. En tout cas, le maître ne m’a jamais blâmée, donc je n’ai jamais raconté cette histoire à quiconque. Le vieil homme mort, je croyais que tout allait redevenir comme avant. Mais tout a basculé au contraire. Le maître m’a vendue. Et les choses sont devenues de plus en plus terribles…
— Tu es en sécurité maintenant, dit doucement Eco.
La fille s’écroula contre le mur et ferma les yeux.
— S’il vous plaît, ne me faites plus parler. Si seulement je pouvais dormir…
— Ne parle plus, dit Eco pour la rassurer. Reste ici pour le moment. Une esclave va venir te chercher pour te montrer où dormir.
Quand nous la quittâmes, elle pleurait et se parlait à elle-même, le visage collé au mur, comme si elle pouvait disparaître dans la paroi.
Je suivis Eco jusqu’au jardin.
— Qu’est-ce que tout cela signifie ?
— Cela signifie que Dion a été empoisonné, papa.
— Mais les coups de poignard ?
— Il a été poignardé après sa mort. Tu avais toi-même remarqué le peu de sang répandu. Tu t’étais demandé comment tous les coups pouvaient être concentrés sur la poitrine, comme s’il n’y avait pas eu de résistance. Tu as ta réponse : il était mort.
— Mais quelqu’un s’est quand même introduit dans sa chambre cette nuit-là et a tout renversé. Mort ou vif, ce quelqu’un l’a bien poignardé. Pourquoi ?
— C’est peut-être Titus Coponius lui-même qui a organisé la mise en scène, parce qu’il ne voulait pas que Dion ait été empoisonné sous son toit. Il préférait faire croire que la mort était l’œuvre d’assassins venus de l’extérieur. Mais ce n’est pas ce qui importe.
— Que veux-tu dire ?
— La chose importante, c’est que Dion a été empoisonné.
— Mais comment ? Où ? Par qui ? Nous savons qu’il ne touchait pas à la nourriture chez Coponius. Et peu de temps auparavant, il avait quitté ma maison avec le ventre plein ! Prudent comme il l’était, il n’aurait pas mangé autre chose cette nuit-là.
— Exactement, papa.
— Bon, Eco, dis-moi ce que tu as en tête.
— Tu n’as pas besoin de crier. Nous pensons certainement à la même chose.
Je cessai de déambuler et nous nous regardâmes.
— Peut-être.
— Examine les symptômes décrits par la fille. A ton avis, de quel poison s’agissait-il ?
— Des cheveux de Gorgone, répondis-je.
— Oui, je pensais précisément à cela. Il y a quelque temps, je t’en ai confié. Je ne voulais pas que ce produit traîne ici avec les jumeaux. Tu te souviens ?
— Oh ! oui, soupirai-je.
Ma bouche était devenue sèche.
— Tu l’as encore ?
Mon silence lui fournit la réponse. Eco hocha la tête lentement.
— Dion a mangé son dernier repas chez toi, papa.
— Oui.
— C’est là qu’il a dû être empoisonné.
— Pas possible !
— Quelqu’un a-t-il pris les cheveux de Gorgone que je t’ai donnés ? Tu les as encore ou pas ?
— Clodia, murmurai-je. Les cheveux de Gorgone qu’elle m’a montrés pouvaient venir de chez Caelius après tout. Certainement Bethesda ne les avait pas donnés… surtout si le poison que j’avais en ma possession avait déjà été utilisé…
— Que chuchotes-tu, papa ?
— Caelius n’a pas pu tuer Dion, puisqu’il avait été empoisonné au préalable. Il est innocent… de ce crime au moins.
— Je ne comprends pas, papa. Tout ce que je voudrais comprendre, c’est le motif qui a amené quelqu’un de ta maison à empoisonner Dion. Qui connaissait cet homme. Et a fortiori qui pouvait souhaiter sa mort ?
Je songeai à mon vieux mentor égyptien, qui secrètement aimait entraver les jeunes esclaves et abuser d’elles, particulièrement en les suspendant à un crochet par les poignets. Je me souvins des femmes dans mon jardin, en train d’échanger des secrets sur les hommes qui les avaient violées dans leur jeunesse. Je pensais à ma Bethesda, esclave à Alexandrie. Son maître puissant et respecté avait abusé si cruellement de sa mère qu’elle en était morte. Il en aurait fait autant avec mon épouse si elle n’avait pas résisté avant d’échouer sur le marché aux esclaves… Le marché aux esclaves où un pauvre Romain frappé par sa beauté vida sa bourse pour l’acheter. Il n’imaginait même pas alors qu’il la ramènerait un jour à Rome, qu’elle deviendrait sa femme, qu’il lui demanderait de servir un dîner à des invités aussi estimés que… Dion d’Alexandrie.
Je lui avais dit : Tu m’as délibérément trompé ! Le nies-tu ?
Et elle avait répondu : Non, je ne le nie pas.
— Et je pensais avoir compris !
— Parle plus fort, papa.
— Cybèle, aide-nous ! Je pense connaître la réponse, Eco.